Semer le changement : les communautés s’appuient sur les données ouvertes pour mettre à jour la pollution du secteur pétrolier au Nigéria

« La communauté d’Ogale dans l’État de Rivers se sert des données pour intenter des poursuites contre la compagnie mère Shell, qui pollue l’environnement et détruit les vies et les moyens d’existence des habitants. »

C’est dans le delta du Niger, principal point de transit du pays, que le pétrole aurait été découvert dans les années 1950, faisant du Nigéria le principal exportateur d’Afrique et la 10e plus grande réserve de pétrole brut au monde. Cela ne s’est cependant pas traduit par davantage de richesse pour les habitants de la région, bien au contraire : les décennies d’exploitation pétrolière ont entraîné de nombreuses marées noires, une pollution environnementale massive, la destruction des moyens de subsistance et la violente répression des contestations par le gouvernement.

Le groupe médiatique indépendant nigérian Media Awareness and Justice Initiative (MAJI) a pour principal objectif de faire entendre la voix de la société civile qui s’élève face à ces problématiques. Il utilise pour cela de nouvelles technologies à bas coût pour contrôler la pollution atmosphérique. Grâce aux données obtenues, MAJI aide les villages locaux à réclamer des comptes aux grandes entreprises, après des décennies d’exploitation du delta du Niger.

La pollution au pétrole brut a fortement affecté des terres, des cours d’eau et l’air, dans cette région où les habitants sont principalement agriculteurs ou pêcheurs, explique Okoro Onyekachi Emmanuel, responsable du projet « cartographie de la suie » (Soot Mapping project) de MAJI. Les forêts de mangrove, où sont élevés les poissons et qui contribuent à préserver tout un écosystème et les moyens de subsistance de très nombreuses personnes, ont été fortement impactées. En installant des capteurs de qualité de l’air alimentés par l’énergie solaire dans 15 communautés urbaines et rurales de la région, MAJI a construit une plateforme de collecte de données citoyennes et renforcé les capacités des habitants et des organisations locales dans leur lutte contre la pollution atmosphérique.

Les données probantes de ces impacts négatifs générées par les citoyens sont vitales dans une région où le pétrole brut est principalement extrait dans le cadre d’une coentreprise entre le gouvernement nigérian et des multinationales, telles que Shell, Total, Agip, Chevron, ExxonMobil et Texaco. Les États protègent d’ailleurs souvent davantage ces entreprises étrangères que leur propre population. « Nous tentons de faire appel à leur sensibilité », résume Emmanuel, après plus de 15 années de travail avec les groupes marginalisés qui vivent dans les communautés rurales et urbaines de la région du delta du Niger.

Cartographier les dangers de la pollution pétrolière

Les images de marées noires gigantesques au Nigéria ont été partagées dans le monde entier lorsque deux communautés locales ont décidé d’intenter un procès à la société SPDC, de la société mère Shell, dans son propre pays – le Royaume-Uni – attirant ainsi l’attention de médias tels que The Guardian et Bloomberg News. Les raffineries de Shell ont causé et « continuent de causer une pollution à long terme des terres, des marais, des nappes phréatiques et des cours d’eau » à Ogale, avançait le cabinet d’avocats représentant les deux communautés dans les tribunaux britanniques

Image of an oil spill in Nigeria

Photo : Sous-programme Catastrophes et conflits du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE)

Alors que de nombreuses marées noires ont pu être prises en photo et que le Programme des Nations Unies pour l’environnement a précisément documenté la pollution pétrolière dans les puits d’Ogale en 2011, un autre impact négatif du secteur pétrolier invisible à l’œil nu est, quant à lui, plus difficile à prouver : la pollution atmosphérique.

Mesurées en PM, pour « matière particulaire » en anglais, les particules de pollution atmosphérique peuvent, en effet, être si petites qu’elles posent un immense problème de santé publique. « Les particules de 2,5 micromètres (2,5 PM) ou moins sont considérées être particulièrement dangereuses pour la santé humaine, car elles peuvent transiter des poumons dans le sang, en évitant les nombreuses défenses de notre corps », explique cet article du blog Molekule.

Le projet de MAJI a permis de documenter et de prouver que les particules de suie PM 2,5 sont précisément les polluants atmosphériques présents dans le delta du Niger à des niveaux très inquiétants.

Le projet de cartographie de la suie de MAJI se sert d’une technologie libre et à faible coût pour contrôler la pollution atmosphérique dans l’état de Rivers, le carrefour du secteur pétrolier nigérian. L’idée de ce projet est apparue à une époque critique : partant de l’observation de la manière dont l’utilisation des données quantitatives a permis de sensibiliser à la présence d’un virus invisible pendant la pandémie de COVID-19, MAJI a commencé à se demander comment les populations locales pouvaient produire leurs propres données et attirer l’attention sur une pollution atmosphérique qu’on ne voit pas.

« Une marée noire est visible, et on peut dire qu’elle a été causée par des barils de pétrole. Mais la pollution de l’air est plus difficile à démontrer », explique Emmanuel. « Nous avions donc besoin de données et de capteurs qui nous permettraient de réaliser nos propres analyses sur la durée. »

Pour construire ce projet, MAJI a commencé par former 20 organisations communautaires de la société civile à la collecte de données environnementales, leur analyse et leur utilisation. MAJI a également déployé des capteurs de qualité de l’air équipés d’une connectivité mobile des données durant toute la durée du projet, de novembre 2021 à mai 2022. Dix sites étaient initialement couverts de capteurs, puis ensuite 15, grâce à un partenariat entre MAJI et l’Open Culture Foundation (OCF), une organisation à but non lucratif fondée par des membres de la communauté des logiciels libres de Taiwan, qui a fait don de capteurs atmosphériques taïwanais pouvant contrôler les PM 2,5 PM pour MAJI. Ces deux organisations, toutes deux membres d’APC, dénoncent activement la pollution environnementale.

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Photo : MAJI

La technologie à bas coût au service de la sensibilisation

Avec le temps, les données des réseaux de capteurs ont été saisies dans un portail de collecte de données conçu pour rassembler l’information et, à l’aide de graphiques et d’images, fournir une analyse visuelle des niveaux de pollution.

« Depuis 2015, les communautés rurales et urbaines notent une augmentation constante du niveau de particules PM 2,5, PM 1,0 et de particules de carbone amorphe PM 10, ainsi qu’une détérioration préoccupante de la qualité de l’air », explique MAJI dans son rapport pour l’initiative Connecter les non connectés d’APC, qui apporte des ressources financières au projet de MAJI. Ce document précise que « les rapports citoyens et les recherches complémentaires indiquent que l’augmentation de la pollution aux PM 2,5 est le résultat du gaz des entreprises pétrolières en constante combustion et du raffinage artisanal de pétrole brut ».   

Grâce aux données probantes générées par le projet, MAJI a pu mener des campagnes et mobiliser des émissions de radio afin de sensibiliser la population, ainsi que des partenaires locaux et mondiaux. « Les communautés et les stations de radio se montrent intéressées. On voit des gens qui postent les niveaux de PM 2,5 dans leur communauté, ça devient aussi courant que les infos sur le trafic routier », se réjouit Emmanuel.

Alors que la population revendique son droit à mieux comprendre la pollution de son environnement, MAJI continue de son côté à utiliser les données produites dans le cadre du projet pour mobiliser les politiques et mener des discussions avec les agences gouvernementales et les parties prenantes politiques.

Suite à la détérioration des moyens d’existence et à l’augmentation de la pauvreté, de nombreuses personnes ont dû pratiquer le raffinage artisanal du pétrole brut, qui continue à avoir des conséquences graves sur les terres, l’eau et l’air des communautés, créant un cycle vicieux. Ce que les données collectées par le projet peuvent contribuer à prouver. « On peut remarquer de très fortes hausses des niveaux de PM, qui démontrent que des activités en cours polluent la région. Grâce à la surveillance, les communautés peuvent voir où et quand ces hausses se produisent », explique Emmanuel, en s’appuyant sur des données collectées par MAJI. « De la sorte, le gouvernement ne peut les ignorer et serait en mesure de fermer les raffineries clandestines. »

Ces hausses démontrent que la pollution pétrolière n’est pas un problème du passé, mais bien quelque chose qui continue à menacer la région. Pour MAJI, l’une des transformations les plus significatives identifiées au cours du projet est la manière dont la communauté d’Ogale dans l’État de Rivers utilise désormais des données qualitatives et quantitatives sur la pollution atmosphérique dans le cadre de son affaire juridique contre SPDC auprès de la Cour suprême du Royaume-Uni pour la pollution de son environnement et la destruction de vies et de moyens d’existence de la communauté.

Les réseaux communautaires renforceront l’utilisation des données ouvertes

En parlant des rêves de MAJI pour l’avenir, Okoro Onyekachi Emmanuel qualifie l’impact atteint jusqu’à présent comme un simple essai pour les combats plus importants à mener : « Nous n’avons pour l’instant couvert que 15 communautés. C’est un échantillon qui nous a permis de comprendre quels sont réellement les défis, et nous espérons pouvoir atteindre d’autres communautés. Il y en a en fait plus de 200 communautés à l’échelle de la région du Delta. »

Outre l’élargissement du réseau de capteurs, MAJI espère également améliorer la connexion entre les gens qui vivent dans les sites surveillés, à l’aide d’une approche du bas vers le haut. « Nous avons identifié le besoin d’un accès ouvert et abordable à l’internet dans toutes les communautés rurales et urbaines pauvres de la région. Ainsi que la fourniture de réseaux communautaires pour renforcer l’utilisation des données ouvertes, tout en comblant la fracture numérique des personnes économiquement désavantagées », explique Emmanuel.

L’organisation mène actuellement une campagne de financement participatif et cherche des alternatives de financement permettant le déploiement de réseaux communautaires autosuffisants dans les communautés rurales et urbaines de la région. « De plus, nous pouvons encourager les jeunes à élaborer leur propre appareil de contrôle de la qualité de l’air, parce que nous savons qu’avec une formation minimale, tout le monde peut apprendre », prévoit-il.

Les informations présentées dans cet article ont été communiquées par MAJI et son représentant, Okoro Onyekachi Emmanuel, dans le cadre du projet « Connecter les non connectés : soutenir les réseaux communautaires et d’autres initiatives de connectivité à base communautaire ». La chronique « Semer le changement » présente les expériences de membres et partenaires d’APC qui ont bénéficié d’une subvention d’intervention, ou de nos autres subventions secondaires proposées dans le cadre de projets et d’initiatives.

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