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«Vous avez le droit de garder le silence». Affiche exposée lors du FSM 2015 à Tunis.«Vous avez le droit de garder le silence». Affiche exposée lors du FSM 2015 à Tunis.Après avoir été tenue dans le silence et la peur pendant des années, depuis 2011 la Tunisie vît un essor florissant du débat public et de l’expression citoyenne. Les journalistes tunisiennes Sana Sbouai et Lilia Weslaty participent toutes les deux à cet élan en proposant des projets médiatiques libres et alternatifs. État des lieux à travers leur vécu.

Acquis de la révolution ; éclatement des voix et des opinions

Depuis la révolution de 2011 en Tunisie, la liberté d’expression est ressortie certes comme l’une des plus grandes victoires. « Quitte à parler à tort et à travers et à dire n’importe quoi, les gens parlent. Ils sont maintenant libres de parler et de dénoncer et ils tiennent à cette liberté. Même s’il y a eu des tentatives de retour à la censure, aucune n’a fonctionné à ce jour », explique Sana Sbouai, rédactrice en chef du média indépendant Inkyfada.

Avec cette liberté d’expression nouvellement acquise, encore faut-il déconstruire les structures et habitudes minées par la dictature durant plusieurs décennies. Tandis que le journalisme citoyen a vécu un essor fulgurant, la majorité des grands médias de masse demeurent entre les mains des anciens du régime de Ben Ali ou des intérêts économiques. La sempiternelle question de financement entrave souvent l’envolée de nouveaux projets menés par des militant.es ou des citoyen.es qui veulent offrir une couverture alternative. Selon Lilia Weslaty, journaliste indépendante et militante pour les droits humains, même s’il y a eu une explosion de nouveaux projets médiatiques, il y a une vraie absence de médias d’opposition réellement indépendants. « Beaucoup de médias sont restés au stade du commentaire et du blogue alors que la Tunisie a vraiment besoin de journalisme professionnel, de reportages pertinents et d’investigation », estime-t-elle. Afin de remédier à la situation, Weslaty songe à créer prochainement un nouveau projet médiatique indépendant qui offrirait une couverture en profondeur tout en suivant une stricte déontologie journalistique.

Les médias sur la corde raide

Toutefois, la liberté d’expression et la liberté de la presse sont actuellement à risque en Tunisie. Depuis les derniers mois, la liberté d’expression, d’opinion, de presse et la liberté sur internet sont débattues en Tunisie dans le cadre de l’adoption de la nouvelle loi anti-terroriste. Même si les détails des clauses de la loi n’ont pas encore été publiés, plusieurs craignent un retour de la censure et de la surveillance.

Avec la « menace terroriste », martelée par différents pays qui ont mis en place des lois antiterroristes, les populations font face à des dérives sécuritaires et les médias vacillent entre liberté de couverture des évènements et risque de manipulation. « La plupart du temps lorsqu’on assiste à des évènements « terroristes », les assaillants sont abattus, explique Sana Sbouai. Et un coupable mort, c’est un coupable idéal, parce qu’il ne peut pas se défendre ni s’expliquer. Lorsqu’on a accès à la version des faits des autorités et qu’il est très difficile de trouver d’autres sources afin de recouper nos informations, on peut facilement tomber dans une propagande sécuritaire. » Que ce soit en Tunisie ou ailleurs, les journalistes se posent tous la même question : comment arrive-t-on à traiter de manière honnête et équitable les questions sécuritaires ? Selon la rédactrice en chef d’Inkyfada, la question est encore plus délicate en Tunisie, car les journalistes sont encore dans l’apprentissage du métier et du respect d’une éthique journalistique claire et objective.

La nouvelle loi antiterroriste n’est pas la seule mesure mise en place qui inquiète les défenseurs des droits numériques. Dans un rapport publié en juin dernier, Reporter sans frontières a exprimé son inquiétude concernant les pouvoirs accordés à l’Agence technique des télécommunications (ATT) créée par le Décret 2013-4506. « La nouvelle ATT a pour rôle de procurer un appui technique aux investigations ordonnées par le pouvoir judiciaire, dans les «crimes des systèmes d’information et de la communication», mais ses compétences en matière de constatation de ces crimes sont si vaguement définies que cela fait craindre un retour aux pratiques de l’ancien régime, notamment la surveillance systématique des citoyens et la banalisation des procédures et condamnations sans respect des droits de la défense », peut-on lire dans leur rapport.

Nawaat, un média tunisien indépendant, rapportait également qu’« au lendemain de l’attaque meurtrière de Henchir El-Talla, le jour même du lancement de la cellule de crise anti-terroriste, le ministre de l’Intérieur annonçait la mise en œuvre de l’ATT qui allait permettre de « traquer et de bloquer les sites terroristes », mais aussi d’« inculper leurs usagers».» Cette affirmation porte à croire que la surveillance de l’ATT ainsi que la nouvelle loi anti-terroriste pourraient entrainer la mise en place de dispositions qui pourraient empêcher les journalistes et les blogueurs d’effectuer leur travail d’investigations sur des sujets relatifs à la sécurité et aux réseaux terroristes. 

Même si plusieurs groupes en Tunisie craignent des dérives, Sana Sbouai demeure toutefois positive et estime que le gouvernement n’ira pas jusqu‘à s’en prendre à la liberté des médias. « C’est difficile pour les gouvernements de s’en prendre directement aux journalistes parce que tout de suite il va y avoir une levée de boucliers, croit-elle. Quand on commence à s’en prendre à ça, c’est que là on va revenir en arrière. C’est bien la seule liberté qui a été pleinement acquise depuis la révolution. »

 Dans un contexte où les militant.es et les journalistes ressentent une menace omniprésente, Sbouai et Weslaty ont tous deux dû sécuriser leur utilisation d’internet et des différents moyens de communication afin d’effectuer leur travail d’investigation. En travaillant avec le réseau développé d’hacktivistes qui s’organisent et militent pour conserver un internet libre, elles arrivent à travailler et à protéger leurs sources dans un contexte où personne ne sait trop clairement ce qui est surveillé et ce qui ne l’est pas.

Une avancée énorme depuis la dictature

Durant les 24 années de dictature du régime de Ben Ali en Tunisie, à cause de la censure, du contrôle des discours, de la peur, de la répression des critiques du régime, peu de personnes n’osaient parler de la situation politique, de la répression, des droits de l’homme. Ceux et celles qui osaient le faire étaient traqués, surveillés, intimidés. Pour Lilia Weslaty, le métier de journaliste n’avait jamais été un rêve ni une ambition. Cette lignée s’est imposée à elle tout naturellement lorsqu’elle a décidé de briser le silence, de dénoncer et d’ausculter son pays, sa communauté. En 2009, elle a commencé à écrire et à partager ses analyses, ses critiques et sa compréhension de ce qui passait en Tunisie. En aiguisant sa plume sur Facebook et sur les forums elle tentait de remettre les pendules à l’heure en comparant les discours des politiciens et des médias avec la réalité terrain. Pour Lilia, le journalisme et l’activisme ont été interreliés dès le début, afin de planter la plume là où elle fait mal. « Je n’avais pas mon blogue parce que tout blogue était automatiquement censuré, alors j’utilisais Facebook ou Twitter. Les gens pouvaient lire mes pages, mais elles ont presque toutes été censurées. Et j’ai dû changer de nom plusieurs fois et il fallait ajouter le https pour que les gens puissent y accéder. À chaque fois c‘était la guerre contre le système. », explique-t-elle.

S’exprimer et remettre en question un système corrompu qui met à mal sa population n’est pas chose facile, particulièrement dans un contexte répressif. Au point où le travail et la vie quotidienne se fondent en un tout, avant que la dictature tombe, Lilia Weslaty vivait constamment dans le doute et l’incertitude. « Je devais changer de maison à chaque fois et je ne donnais jamais mon adresse. Je savais qu’il y avait toujours le risque de subir la torture ou même la mort », se remémore-t-elle.
Aujourd’hui le paysage médiatique est en pleine construction en Tunisie. Les journalistes et citoyen.nes qui travaillent à sa création auront à tenir le cap malgré les difficultés rencontrés dans les prochaines années à venir. Pour se faire, elles et ils auront besoin de support et de solidarité.

Pour plus d’informations et une comparaison exhaustive de la nouvelle et l’ancienne loi antiterroriste en Tunisie : https://inkyfada.com/2014/06/reforme-loi-anti-terroriste-tunisie/

[Isabelle L’Héritier a rencontré et interviewé Sana Sbouai lors du Forum Social Mondial qui se tenait à Tunis, quelques jours après l’attentat au musée du Bardo.]