Éditorial: Intermédiaires de l'internet - Le dilemme de la responsabilité en Afrique

Par Emilar Vushe Gandhi Éditeur APCNouvelles     Pretoria,

En Afrique, l’accès à l’internet connaît une croissance fulgurante, avec des millions de personnes en ligne, une participation de plus en plus importante dans la sphère publique, de grandes innovations et la création de contenus très divers. Mais il reste encore des obstacles à surmonter, non seulement pour le maintien des droits humains en ligne, mais également pour ceux qui désirent offrir un accès et des services internet à la population.

Parmi eux se trouvent les intermédiaires de l’internet, des entités très hétéroclites. Certains font le lien entre nous et l’internet, tandis que d’autres créent des plateformes pour permettre de partager des informations. Les intermédiaires de l’internet peuvent être des fournisseurs de service internet, des opérateurs de télécoms, des plateformes de réseaux sociaux, des blogueurs, et même nous, utilisateurs, devenons des intermédiaires quand nous postons des informations sur nos profils de réseaux sociaux.

Mais avec l’expansion des contenus et des plateformes de partage, les gouvernements africains ont commencé à rejoindre la tendance mondiale de restriction et de régulation de certaines informations disponibles sur l’internet. C’est ainsi que de nombreux États mettent en place de nouvelles lois ou réglementations pour rendre les intermédiaires de l’internet légalement responsables du contenu mis en ligne par un tiers sur leurs réseaux ou plateformes.

Cette situation engendre certains dilemmes au moment de proposer des politiques publiques liées à l’internet. Quand il ne s’agit pas du monde virtuel, il est relativement clair pour tous que le gouvernement se doit de protéger les droits humains à travers la réglementation de tout contenu illicite et dangereux, sauf lorsque celui-ci utilise ce concept de « contenu illicite et dangereux » pour restreindre la liberté d’expression et réduire les espaces de débats publics ou de dissidence. Mais en ligne, de nouvelles formes de contenus illicites ou dangereux sont apparus, entraînant ainsi de nouvelles façons de nuire aux groupes marginaux ou vulnérables, avec notamment le harcèlement ou la violence envers les femmes.

Les gouvernements ont mis du temps à réagir et se mettre d’accord sur la réponse à donner à ces contenus illicites ou dangereux de manière à réaffirmer les droits. En fait, ils ont souvent été poussés par la pression internationale à protéger les droits de propriété intellectuelle, et élaborer de nouvelles mesures qui rendent les intermédiaires de l’internet responsables de l’utilisation non autorisée de contenus protégés par le droit d’auteur ou la propriété intellectuelle, qui auraient été transmis ou stockés sur leurs réseaux et plateformes.

Plutôt que d’appliquer les méthodes traditionnelles pour faire respecter la loi, il est plus simple pour certains gouvernements d’identifier un intermédiaire et de l’accuser d’une infraction pénale ou civile que de contrôler eux-mêmes les comportements des utilisateurs comme ils le feraient normalement. Les gouvernements demandent ainsi directement aux intermédiaires de retirer certains contenus, même sans passer par une décision judiciaire, si bien que cela oblige parfois les intermédiaires de l’internet à restreindre les informations postées sur leurs réseaux et plateformes pour éviter toute responsabilité pénale. Pour de nombreuses raisons, notamment dans le cas de contenus qui pourraient constituer une violation aux réglementations relatives au droit d’auteur ou aux marques déposées, ou qui pourraient être considérés comme indécents, de telles restrictions s’avèrent immorales ou subversives sur le plan politique.

De telles réglementations, ou la menace de telles réglementations, rendent les intermédiaires vulnérables face à la surveillance des gouvernements, étant donné qu’ils servent de point de contrôle pour les contenus illicites sur l’internet. Il ne sont pourtant probablement pas les meilleurs placés pour le faire, surtout en ce qui concerne les questions légales relatives aux droits humains. De plus, les politiques mises en place par les intermédaires, comme les termes et conditions d’utilisation, posent également problème lorsqu’elles ne répondent pas de façon adéquate aux plaintes des utilisateurs sur la présence de tels contenus.

Dans certains pays, les intermédiaires sont exonérés de toute responsabilité, mais très peu de pays d’Afrique ont adopté de telles dispositions. Ce manque de protection inquiète certains intermédiaires à tel point qu’ils refusent de transmettre ou d’héberger des contenus sur l’internet, si bien que de moins en moins de contenus sont disponibles en ligne. Il est important de protéger les intermédiaires de toute responsabilité pour garantir un internet libre et ouvert et promouvoir le développement de contenus régionaux. Reste à définir quand il est acceptable de tenir les intermédiaires pour responsables de certains contenus et comment déterminer les meilleures pratiques qui garantissent la protection de l’ensemble des droits humains en ligne.

Le manque d’approche universelle envers notamment la protection des droits et l’octroi de privilèges spéciaux pour protéger les droits à la propriété intellectuelle ont entrainé la constitution de modèles réglementaires visant les intermédiaires qui sont restés limités à la protection d’un nombre restreint de droits. Ces modèles se sont donc avérés inefficaces pour répondre à la violation d’autres droits humains dans les contenus illicites et dangereux, et on pourrait considérer la possibilité d’obliger les intermédiaires à prendre des mesures positives allant en ce sens.

Pour contribuer à une plus ample réflexion sur ces questions, en 2012 APC a mené une recherche au Nigéria, au Kenya, au Sénégal, en Afrique du Sud et en Ouganda, pour sensibiliser sur la responsabilité des intermédiaires. En 2013 et 2014, suite aux résultats obtenus, nous avons fomenté des débats pour rechercher les meilleurs pratiques à appliquer dans la région. Pour commencer, nous avons cherché ce que pouvaient être ces « bonnes pratiques » et réfléchi à la façon d‘éditer des guides de « Ce qu’il faut savoir » basés sur les résultats de la recherche. En février 2014, nous avons organisé un atelier pour les chercheurs, les activistes, les défenseurs des droits des femmes, ainsi que les représentants du gouvernement et du secteur privé pour examiner les résultats de la recherche et réfléchir à leurs implications.

Cette édition spéciale d’APCNouvelles présente certaines des études et des ressources que nous avons élaborées à cette occasion. Nous présentons des entretiens réalisés auprès d’“Alex Comninos et Andrew Rens”:http://www.apc.org/fr/node/19316/ (Afrique du Sud), Gbenga Sesan (Nigéria), Grace Githaiga (Kenya) et Lillian Nalwoga, des chercheurs qui ont participé à la recherche et qui se font l‘écho de l‘évolution de la question de la responsabilité des intermédiaires dans leurs pays respectifs, ainsi qu’un entretien avec Nicolo Zingales, qui a fait une analyse comparative sur le continent. Nous y examinons également comment une approche limitée de la réglementation des intermédiaires relative au contenu illicite et dangereux rend difficile la protection des droits humains des femmes (an anglais).

Nous espérons que vous trouverez cette édition spéciale d’APCNouvelles utile, et qu’elle répondra à certaines de vos questions en matière de responsabilité des intermédiaires de l’internet en Afrique.

Tous les articles dans cette édition spéciale

Responsabilité des intermédiaires : Les politiques relatives à l’internet qui affectent les Africains

Foire aux questions d’APC sur la responsabilité des intermédiaires de l’internet

Responsabilité des intermédiaires : Nouvelles avancées en Afrique du Sud

En Ouganda, de nouvelles lois rendent les fournisseurs d’internet plus vulnérables face à l’intervention de l‘État et la responsabilité civile

Responsabilité des intermédiaires : Empêcher les discours haineux en ligne au Kenya

De nouvelles lois relatives à la responsabilité des intermédiaires au Nigéria

Article sur le sujet publié sur GenderIT

En savoir plus sur la responsabilité des intermédiaires de l’internet (en anglais)

Image by Alexander Torrenegra via Flickr reproduced under Creative Commons license.

 

 



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