La nouvelle loi antiterroriste au Canada: Le début de la fin du droit à la vie privée?

Par Stéphane Couture Éditeur APCNouvelles     Montreal,

 OpenMedia)Manifestation contre la loi C-51 à Ottawa. (Source: OpenMedia)Le 6 mai dernier, le projet de loi antiterroriste C-51 a été adopté par le Parlement canadien. Lancée à la suite des attentats d’octobre 2014 qui avaient coûté la vie à quatre personnes (les assaillants et deux militaires), cette loi accorde des pouvoirs accrus au service d’espionnage canadien, notamment pour mener des actions de perturbation. Elle crée également un nouveau délit criminel « d’encouragement à commettre un acte terroriste » et facilite la communication d’information entre de nombreux ministères et organismes gouvernementaux. Pour certains observateurs, cette nouvelle loi est « une version du Patriot Act américain sur les stéroïdes » et met en place une approche de « conscience totale de l’information », qui a un profond impact sur les droits des canadiens à la vie privée.

Une extension des pouvoirs de l’agence d’espionnage canadienne

La loi C-51 a suscité beaucoup de critiques pour l’extension des pouvoirs du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) – l’agence d’espionnage canadienne. Le SCRS n’a aucun contrôle judiciaire ou législatif. Alors que le pouvoir de cet organisme était jusqu’ici limité à la collecte et l’analyse d’information, l’organisme pourra, sous la loi C-51, prendre toutes les mesures « justes et adaptées aux circonstances » pour réduire les menaces envers la sécurité du Canada. Le SCRS pourra donc désormais mener des actions de « perturbation », même illégales, pourvu qu’il ne s’agisse pas d’agression sexuelle, que ces actions ne causent pas de blessures ou la mort, et qu’elles n’obstruent pas volontairement le cours de la justice . L’absence de limites claires quant aux capacités d’action du SCRS a également été critiquée. On a par exemple soulevé l’hypothèse que la nouvelle loi antiterroriste ouvrirait la porte à des détentions secrètes, comme cela a été pratiqué aux États-Unis au lendemain du 11 septembre .

Cette capacité de perturbation du SCRS a fait l’objet de vives critiques, venant en particulier de la société civil québecoise. Il faut en effet souligner que le SCRS a été créé pour pallier aux dérives de la Gendarmerie royale du Canada qui avait commis dans les années 1970 de nombreux actes illégaux (cambriolage, incendies criminels, etc.) pour contrer les groupes nationalistes québécois. Le pouvoir du SCRS était donc distinct de celui des corps policiers et se limitait à la collecte d’information. C’est en quelque sorte un retour en arrière que cette nouvelle loi permet en brisant les frontières entre collecte d’information et action policière.

Une « conscience totale de l’information »

La nouvelle loi antiterroriste autorise également un décloisonnement important dans la communication d’information entre divers organisations et ministères. Par exemple, la loi permettra maintenant au Centre de sécurité des télécommunications (CST), équivalent canadien de la NSA, de partager les données récoltées avec le SCRS ou encore les corps de police canadiens. De manière générale, le projet de loi C-51 permet également aux autorités de partager l’information « à toute personne conformément à la loi, et ce à toute fin » . Or, comme l’ont souligné plusieurs analystes, ce qui est conforme à la loireste relativement flou dans le cadre des communications numériques. Dans un article sur la surveillance au Canada publié dans le GISWatch de 2014, ma collègue et moi-même avions par exemple montré la confusion juridique qui régnait autour de la collecte des métadonnées, ces « données sur les données » qui peuvent en dire beaucoup sur le comportement des citoyens. Puisqu’il n’est pas conforme à la loi de partager le contenu d’une conversation téléphonique entre ministères, la légalité du partage de toutes les autres données concernant cette conversation (heure, durée, source, destination) n’est pas claire.

Cet aspect de la loi est sans doute le plus préoccupant du point de vue de la surveillance. Les premières études du projet de loi faites par les professeurs Kent Roach de l’Université de Toronto et Craig Forcese de l’Université d’Ottawa font état de la mise en place d’une approche de « conscience totale de l’information » (total information awareness). Dans une lettre d’opinion publiée en février dernier, ces chercheurs analysaient d’ailleurs le projet de loi comme un pas de plus vers la « fin de la vie privée » au Canada.

Les mouvements sociaux visés?

Un autre aspect controversé concerne les activités visées par la loi. Le projet spécifiait au départ que les activités « licites » de protestation ou de manifestation de désaccord n’étaient pas visées. Plusieurs critiques ont cependant été soulevées concernant l’ambiguïté du terme « licite ». Par exemple, des autochtones qui bloquent une route pendant quelques heures pour manifester pour leurs droits ancestraux pourraient être visés par la loi. Une grève illégale, même circonscrite et pacifique pourrait être considérée comme une activité « licite ». Il n’est pas clair qui dicte si la participation à une manifestation contrevenant aux règlements municipaux devrait être une activité visée par loi. Face à ces critiques, le gouvernement a cependant reculé et enlevé la référence controversée à ce caractère « licite » d’une activité, ce qui a conduit certains médias à affirmer que les manifestants n’avaient plus à craindre cette loi. Le nouveau libellé peut toutefois soulever quelques inquiétudes quant à la portée de la loi.

Un débat bâillonné

Le gouvernement conservateur au pouvoir depuis 2006 a l’habitude d’être très opaque dans la gestion de ses dossiers. Fidèle à son habitude, le gouvernement a largement fait fi des oppositions et a mis de côté les débats sur le projet de loi, et ce même si des centaines de milliers de personnes ont signé une pétition demandant l’abandon de ce projet de loi. Quatre anciens premiers ministres ont également critiqué le projet de loi, en demandant notamment à ce que soient renforcés les mécanismes d’examen des agences de surveillances. Cependant, tablant sur le climat de peur à la suite à des attentats d’octobre 2014 pour faire passer sa loi, le gouvernement a également imposé le bâillon pour accélérer l’adoption du projet. C’est donc aussi la démocratie et du droit à la vie privée qui recule au profit de l’autoritarisme sécuritaire.

Stéphane Couture est chercheur en communication à l’Université McGill. Il a réalisé avec Catherine Papas le rapport sur le Canada dans le GISWatch 2014.

 

 



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