Damián Loreti, nouveau membre d’APC : « Les lois sur les médias font partie intégrante du champ de bataille politique et juridique »

Imagen: "Crowd in front of Congreso" por Beatrice Murch bajo licencia Creative Commons (www.flickr.com/photos/blmurch/4002694625/)

Par APCNouvelles

Vice-président de l'Association mondiale des radios communautaires (AMARC) pour l’Amérique latine et les Caraïbes et professeur de Droit de l’information, le nouveau membre d’APC Damián Loreti est l’un des principaux spécialistes de la liberté d’expression de la région. Quatorze ans après l’élaboration du document “21 puntos básicos por el derecho a la comunicación » [21 points fondamentaux pour le droit à la communication]”, une initiative citoyenne appelant à une nouvelle loi démocratique sur les médias, menée par la Coalition de radiodiffusion démocratique argentine et promue par Loreti, nous nous sommes entretenus avec lui sur les avancées et les régressions en la matière tant en Argentine que dans le reste de la région.

APCNouvelles : Les 21 points fondamentaux pour le droit à la communication, tout comme la Loi relative aux services de communication audiovisuelle en Argentine, dont tu as été l’instigateur, ont représenté de grandes victoires. Pourtant, la loi a été modifiée en 2016 par décret du président Macri qui en a dilué le caractère anti-monopoles, favorisant ainsi les principaux médias du pays. Raconte-nous ce qui s’est passé et ce qu’il en est actuellement ?

Damián Loreti : Voilà une question complexe qui doit être replacée dans son contexte. La polarisation politique en Amérique latine touche de plein fouet les moyens de communication, qui relèvent du pouvoir politique et économique. Voilà pourquoi tout débat concernant des initiatives pour l’élargissement des droits ou la distribution de la richesse se heurte à une réponse univoque sans ouverture possible. L’hostilité augmente encore lorsqu’il s’agit de prise de parole publique. Tant le pouvoir judiciaire que le pouvoir médiatique détiennent ce que Bourdieu appelait le « pouvoir de nommer ». Les initiatives populaires qui sortent des moules sont blâmées pour leur soi-disant manque de respect institutionnel ou leur violation de la Constitution, au point que l’une des batailles que nous avons menées concernait la signification de la loi que nous proposions ; elle a souffert de harcèlement judiciaire pendant de nombreuses années, puisqu’elle était considérée inconstitutionnelle, jusqu’à ce que la justice ne décide le contraire. Alors que cela aurait dû être exactement l’inverse. Les lois ne sont constitutionnelles que jusqu’à ce que la justice en décrète la non-application avec des sentences définitives. Ce n’est pas la loi de la majorité qui importe, mais bien le respect des normes en matière de droits humains. En ce sens, nous avons à ce moment-là gagné une bataille aussi bien culturelle que de signification. À l'encontre de la logique selon laquelle «la meilleure loi est celle qui n'existe pas », l'Argentine a maintenant une décision, avec effet de chose jugée, qui établit que la réglementation est censée garantir le droit à la communication, comme tous les rapporteurs sur la liberté d'expression ont déclaré depuis 2007.

APCNouvelles : Quelles leçons pouvons-nous tirer de ce processus ?

Damián Loreti : La première leçon, c’est qu’il est possible d’élaborer une loi avec un bon projet, une volonté politique et un soutien populaire convaincu. A l’époque on parlait de politique des médias jusque dans les écoles et les stades de football.

La seconde leçon, c’est que les réglementations relatives aux médias ne tournent pas dans le vide. Elles font partie intégrante du champ de bataille politique et juridique. Il y a des personnes dans le camp adverse, face à ceux qui préférons l’élargissement des droits, et qui n’attendent pas de voir ce qui va se passer. Il y a des fils, visibles et invisibles, qui bougent. En Argentine, avec le célèbre cas du journal « Clarín », la Chambre d’appel elle-même avait décidé de mesures préventives pour ne pas appliquer deux articles de loi avant de finir par les déclarer constitutionnels et pleinement applicables. Même chose avec l’alliance régionale des médias qui a stigmatisé tout mouvement même minime en publiant ce qu’on appellerait aujourd’hui des « fake news » alors qu’ils ne faisaient que répéter ce qu’avaient dit les rapporteurs de la liberté d’expression de l’ONU ou de l’OEA et annonçaient des catastrophes terribles pour le futur de la liberté d’expression.

La troisième leçon touche elle aussi au fait que la législation relative aux médias ne tourne pas dans le vide ; elle nous dit que les conservateurs ne se sentent absolument pas concernés par les droits humains, les institutions ou les engagements internationaux.

APCNouvelles : Si tu devais faire une autocritique du processus, qu’aurais-tu fait autrement ?

Damián Loreti : Si on réduit la question à ce qui s’est passé avec la loi relative aux médias, on peut voir cela comme une anomalie. La Commission inter américaine des droits humains (CIDH) a conclu à une grave régression et a enjoint le gouvernement à revenir à des lois plus démocratiques. L’ONU a recommandé de retourner à la loi antérieure, étant donné les vices dans la forme et le fond du Décret de nécessité et d’urgence (DNU) qui a modifié la loi. Mais si on analyse ce qui s’est passé dans les quatre ou cinq premiers mois, on se rend compte que cela fait partie d’une vision bien plus large, d’une politique agressive envers les secteurs populaires, les médias et les institutions elles-mêmes. Les lois sur le blanchiment d’argent dont se sont servi des personnes de la famille de fonctionnaires à qui cela a été autorisé par décret, alors même que la loi n’admettait pas cette possibilité, le fait d’ignorer les injonctions de la CIDH et du groupe sur la détention arbitraire de l’ONU concernant la détention irrégulière d’une femme, la tentative de désignation de juges de la Cour suprême par décret sans l’accord du Sénat, l’endettement en un an pour des valeurs supérieures à toutes les dettes contractées dans l’histoire, payables sur cent ans… Aucune erreur, tout cela a entraîné des dizaines de milliers de licenciements dans les services publics. Pour résumer, même si on avait fait les choses autrement, il est difficile de penser que les progrès réalisés auraient pu être conservés par la seule force des institutions, que le gouvernement actuel ne veut pas respecter. La Cour suprême en est arrivée à passer outre un jugement de la Cour inter américaine, le déclarant non applicable. Dans un tel contexte la loi sur les médias n’est qu’un nœud, une anomalie de plus sur une longue corde.

Cela ne signifie pas que tout ait été bien fait. Le manque de concours pour octroyer des licences, notamment pour les organismes sans but lucratif – les licences de coopératives, communautaires, et aussi syndicales – a damé la voie d’un environnement moins durable à niveau institutionnel ou de pluralité moindre par rapport à celle qui existe, mais il est difficile d’imaginer que si les choses avaient été mieux faites le gouvernement conservateur qui nous régit en s’éloignant des normes de droits humains n’aurait pas tout ravagé avec la même fermeté. Même chose si l’on avait accepté la manière dont le Groupe Clarín se mettait en « conformité » avec les points prévus par la loi après le jugement de la Cour suprême qui rejetait le recours contre la loi sur les médias. Le secteur le plus vulnérable avait intenté une action en justice étant donné que les licences n’avaient pas été octroyées conformément à la loi. C’est une chose grave de voir que dans les lieux les plus peuplés, les licitations n’ont débuté que tout à la fin et n’ont pas toutes abouti. Mais la débâcle de l’institution démocratique n’est pas imputable à ces défaillances. Le gouvernement actuel a entériné la révision proposée par le président Alfonsín en 1984 sur les forces armées et sur le fait qu’elles ne doivent pas s’auto-gérer. Ce n’est que fin 2017 que les choses ont commencé à se compliquer et que la politique du gouvernement a commencé à être plus activement rejetée. D’ailleurs, lorsqu’en 2016, la CIDH a mis l’État en demeure de présenter un DNU, ce dernier a promis d’organiser une série de débats et de consultations pour élaborer le projet en 180 jours. Ce délai a déjà été reconduit cinq fois et il n’y a toujours aucun projet en vue. On ne sait pas si la CIDH a émis des déclarations publiques à ce sujet et le pouvoir judiciaire a refusé tout recourt pour obtenir l’accès à l’information publique concernant les dossiers relatifs au projet à naître. Il serait injuste – dans un tel contexte – de penser que si les choses avaient été mieux pensées, le rétablissement de la centralisation du pouvoir et des activités des médias qui soutiennent le gouvernement aurait été différent.

APCNouvelles : Face à une telle hostilité du contexte juridique dans le pays, quels sont selon toi les principaux bastions dans lesquels les citoyens trouvent encore un espace pour exercer leur liberté d’expression ? À quels nids de résistance devons-nous apporter notre soutien ?

Damián Loreti : La participation populaire est de plus en plus manifeste dans les manifestations, dans la rue. Au moment où j’écris, une mobilisation en défense des universités publiques nationales est en cours, impulsée par les syndicats enseignants et les fédérations étudiantes avec une participation de plus de 400 000 personnes à Buenos Aires, sans compter les autres provinces. Il y a également eu autour de cette mobilisation des conférences publiques sur des places publiques et dans la rue.

Parallèlement, certains journalistes démis de leurs médias en raison des pressions gouvernementales se sont tournés vers les blogues, les chaînes sur YouTube, les chaînes de radio sur l’internet… Ils sont plusieurs à rassembler plus de cent mille utilisateurs uniques par semaine. Le mouvement des radios communautaires reste très actif, malgré les restrictions budgétaires dues aux ajustements économiques généralisés et à la manipulation des normes publicitaires. Certaines universités ont augmenté leur activité à travers leurs chaînes de télévision et de radio obtenues grâce à la conception de la loi de renforcement des médias publics.

APCNouvelles : Le cas de l’Argentine est-il paradigmatique des avancées et des régressions observées dans la région en matière de libertés?

Damián Loreti : Tout à fait, et pas uniquement dans le domaine médiatique, également en termes de mise en place d’ajustements économiques, de fuite de dividendes et de réapparition de cas de répression. Au niveau médiatique, le pays a acquis une certaine visibilité après avoir promulgué la première loi de la région à recevoir les félicitations et l’accueil favorable tant des rapporteurs de la liberté d’expression de l’ONU que de l’OEA et de l’UNESCO. Avec quelques critiques mineures sur le texte, mais une reconnaissance dans tous les cas du pas immense réalisé par rapport à l’héritage de la « loi » de la dictature empirée des années 1990 qui maintenait la censure, appliquant la doctrine de sécurité nationale des années 1960/70. Le fait est que certaines tendances sont actuellement régionales, notamment la « Lawfare » et le retour des médias concentrés entre les mains des gouvernements de droite. Au Brésil où s’il n’y a pas eu de loi, l’initiative des médias publics à niveau fédéral (Entreprise brésilienne de communication) s’est avérée très intéressante, dès l’arrivée de Temer au pouvoir celle-ci s’est retrouvée mise au rebut. Dans un tel contexte et après ces expériences, il faudra observer de près les initiatives d’AMLO pour le Mexique, sachant que de très bonnes équipes de travail y ont réfléchi sur les médias, face à Televisa et Azteca.

APCNouvelles : À ton avis, qu’est-ce que les nouvelles générations devraient comprendre de l’internet ?

Damián Loreti : Un collègue qui enseigne la Liberté d’expression disait que ce qui pourrait arriver de pire, ce serait de se satisfaire de ce que les étudiant(e)s récitent en classe comme les paroles d’une chanson sans qu’ils ne sachent qui en est l’auteur ou pourquoi cela a été écrit. J’aime donner cet exemple au début de mes cours de Droits à l’information. Pendant les premiers mois, je leur demande de quand date « Bella Ciao », en les prévenant que je n’accepterai pas comme réponse qu’elle a été écrite pour la série « La casa de papel ». Ce petit commentaire les oblige à aller chercher sur leurs portables la réponse correcte. Pendant le cours qui traite de la liberté d’expression sur l’internet j’essaie de leur faire comprendre que les choses n’ont pas tant changé depuis l’époque où l’on s’exprimait publiquement sur les places ou au coin des rues (comme l’enseigne Owen Fiss). Qu’aujourd’hui aussi on a des monopôles, des polices publiques, des services privés de surveillance et qu’il est possible de faire savoir aux autres ce que l’on pense. Que l’idée de la liberté d’expression vaut aussi bien sur l’internet que sur le papier ou sur les ondes. Et qu’ils ne s’imaginent pas que comme ils peuvent se connecter depuis chez eux là où ils veulent le problème est réglé. Je leur montre alors les statistiques sur les pourcentages de connectivité dans la région pour qu’ils connaissent cet autre conflit. C’est vrai que cette expérience peut sembler partiale en raison du type de public, mais elle rend compte de mes préoccupations, pour que les étudiant(e)s soient amené(e)s à réfléchir à cet outil qui n’est pas sans risques d’être repris par les entreprises privées, ou pour des raisons de défense (il en est d’ailleurs issu) ou de sécurité.

APCNouvelles : Ton arrivée est sans nul doute très précieuse pour le réseau d’APC, avec ta grande expérience dans le domaine de la communication. Peux-tu nous dire ce qui t’a décidé à te joindre au réseau ? De quelle manière comptes-tu contribuer en tant que membre et qu’attends-tu d’APC ?

Damián Loreti : Cela fait plusieurs dizaines d’années que j’entends parler de la capacité d’incidence et des thématiques traitées en profondeur par APC. Le seul fait d’avoir la possibilité de partager des espaces de dialogue avec des gens de qui je peux apprendre et lire me fait me sentir privilégié. Avec l’augmentation du nombre de lieux d’études et de réflexion, il faut savoir que tous ne sont pas bons, beaucoup ne sont pas démocratiques, et d’autres subissent l’influence des bailleurs de fonds. Je suis convaincu qu’aucune de ces critiques ne s’applique à APC et que c’est d’ailleurs tout le contraire. Parallèlement à cela, je pense pouvoir me montrer utile en raison de mon expérience professionnelle, universitaire et de militance dans le monde de la liberté d’expression et le droit à la communication.

Je ne doute pas qu’à l’avenir APC réussira à conserver sa capacité d’incidence, de démocratie et de prise de parole publique courageuse pour défendre les valeurs des droits humains liées au monde de la communication.



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