« Nous devons éviter que le DNS ne soit utilisé pour contrôler les contenus » : Conversation avec Rafik Dammak de l'ICANN

Par Flavia Fascendini Éditeur APCNews     Buenos Aires,

APC a participé à la 53è réunion de l’ICANN, la Société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet, qui s’est tenue à Buenos Aires du 21 au 25 juin 2015. Nous avons interviewé Rafik Dammak, un ingénieur tunisien résidant à Tokyo, également membre individuel d’APC et président du Non-Commercial Stakeholder Group (NCSG) de l’ICANN. Celui-ci explique les raisons pour lesquelles les activistes devraient s’engager dans le travail de l’ICANN, étant donné l’importance des répercussions de toute politique liée aux noms de domaine dans le monde.

APCNouvelles : Ces derniers jours, un sujet intéressant qui concerne particulièrement l’activisme pour la liberté d’expression a été soulevé, au cours de débats visant à déterminer si les noms de domaine sont du contenu ou non. En quoi consistent ces débats, et quels en sont les enjeux ?

Rafik Dammak : Le NCSG est un groupe d’une telle diversité que divers points de vue cohabitent. Les personnes qui s’intéressent à la liberté d’expression considèrent le nom de domaine comme un espace où il est possible de s’exprimer. C’est ainsi qu’un activiste voudra utiliser un nom de domaine en rapport avec son plaidoyer. Mais il y a aussi un groupe important qui s’intéresse au plus près à la propriété intellectuelle et tente de défendre sa clientèle d’entreprises, avec pour objectif d‘éviter des situations telles que la présence de noms de domaine du genre total.merdique, ou encore pour retirer le domaine d’un titulaire, alléguant la contrefaçon d’une marque déposée. Cela est devenu de plus en plus courant, notamment depuis l’arrivée des nouveaux domaines génériques de premier niveau (gTLDs). L’idée est de mieux contrôler le contenu de certains domaines.

Ils veulent par exemple réglementer .health à travers le Système de noms de domaine (DNS). Ils veulent également limiter certains contenus spécifiques et les possibilités de choix du type de domaine. En gros, il s’agit d’utiliser le DNS pour contrôler les contenus, c’est-à-dire d’utiliser l’infrastructure technique dans un objectif différent de celui pour lequel celle-ci a été conçue. Un domaine n’est rien de plus qu’un identifiant sur l’internet lisible pour un être humain et qui vous facilite l’accès. Mais différents groupes tentent d’y ajouter d’autres fonctions, que ce soit pour défendre une marque déposée en proclamant que cette marque déposée leur donne tous les droits, ou souvent pour tenter d’aller même au-delà de la loi internationale, se servant de leurs lois nationales à leur bénéfice. L’ICANN, en tant qu’organisation internationale, devrait respecter la loi internationale sans outrepasser son rôle pour devenir une organisation normative. Il s’agit-là d’une question à résoudre.

Nous devons éviter que le DNS ne soit utilisé pour contrôler les contenus parce qu’il y a là tant de pouvoir, c’est un élément vraiment très important de l’infrastructure de l’internet dans son ensemble et cela aurait des conséquences dans le monde entier. L’ICANN gère la politique mais pas l’ensemble de l’infrastructure, et instaurer ce type de politique vis-à-vis des contenus aurait une portée mondiale. Voilà pourquoi tant d’organisations sont ici pour faire pression en ce sens : l’ICANN est le régulateur et aucune autre organisation n’obtiendra un tel effet mondial. Le groupe de la propriété intellectuelle a de nombreux intérêts et leurs clients les payent très cher pour cela, si bien qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour réussir à ce que le processus suive leur point de vue, même si cela signifie aller au-delà de ce qui est autorisé par la loi pour défendre leurs intérêts commerciaux. C’est aussi pour cela qu’ils écartent toujours la question des droits humains des politiques de l’ICANN.

Les gouvernements aussi, même quand ils assurent représenter l’intérêt public de leurs citoyens, plaident finalement pour leurs propres intérêts spécifiques ou des intérêts commerciaux. Les gouvernements ne consultent pas tous les intérêts publics à niveau national, ils ne consultent pas même tous les organismes, notamment les Commissaires à la protection des données, un organisme pourtant chargé de l’application de la loi en matière de protection des données, pour éviter toute procédure équitable.

APCNouvelles : Que peut faire la société civile ?

RD : Nous qui représentons la société civile à l’ICANN avons pour seule protection le maintien de procédures équitables. Le fait est qu’il existe une procédure, et il se peut que celle-ci constitue à l’heure actuelle l’unique mécanisme qui puisse protéger la société civile et lui permettre de participer et de faire connaître ses préoccupations.

Les autres parties disposent de plus de ressources et d‘énormes influences pour manipuler le système, aller au Conseil ou faire pression sur le Comité consultatif gouvernemental (GAC) pour qu’il serve leurs intérêts, si bien que les utilisateurs sont les grands perdants ici. Nous tentons de faire front malgré nos ressources limitées, et nous voulons non seulement faire participer plus de gens, mais aussi travailler plus étroitement avec ces organisations en dehors de l’ICANN. Nous avons compris que pour nous imposer nous devons attirer l’attention malgré le manque de ressources, même dans les autres ONG et les organisations à but non lucratif. Le combat sera dur.

Les gens disent, « Ce n’est que le DNS, c’est limité et restreint ». Mais la politique qui régit le DNS a des répercussions dans le monde entier, sans oublier qu’elle crée un précédent. Dans le cas des informations WHOIS par exemple, qui comportent de nombreuses données personnelles comme votre nom, votre adresse, votre code postal, tout est accessible sur l’internet. Si vous êtes activiste, vous êtes vraiment en danger. Même s’il est restreint, le DNS joue un rôle important dans l‘écosystème de l’internet et toute politique s’y référant a des répercussions considérables.

APCNouvelles : Nous avons parlé de liberté d’expression, mais quels autres droits défendus par les organisations de la société civile sont traités dans le cadre du travail de l’ICANN ? À ce propos, en quoi serait-il important qu’elles se joignent au NCSG ?

RD : Quand je tente d’atteindre ces groupes je vois que chacun d’entre eux a des intérêts spécifiques. S’ils nous rejoignent, ils ne pourront pas couvrir tous les sujets, ce n’est pas réaliste.

À ceux qui travaillent sur la question du droit à la vie privée et de la surveillance, j’aimerais dire de prêter attention à cette infrastructure de l’internet qui contient des informations concernant des centaines de millions d’utilisateurs et de titulaires inscrits ; la question du droit à la vie privée est d’importance ici, un précédant est créé qui peut être utilisé pour la surveillance, et ils devraient s’en préoccuper. Il est inutile pour eux de participer à tous les sujets de l’ICANN, il leur suffit de se centrer sur celui qui les intéresse dans les divers processus de politiques en cours, et de participer à travers des commentaires publics ou dans les groupes de travail.

Si vous luttez pour les droits de l’internet, la liberté d’expression est un des droits en jeu. Il nous faut protéger les utilisateurs inscrits pour qu’ils puissent obtenir un domaine sans risquer qu’une politique ne le leur retire, parce que c’est l’un des premiers outils dont ils disposent pour s’exprimer. L’ICANN élabore des politiques en tant que régulateur, et il a le pouvoir de créer un précédant dont les répercussions seront mondiales.

En ce qui concerne la question de l’accès à l’internet, dont nous parlons beaucoup, nous considérons l’internet en tant qu‘écosystème. S’il est bon d’avoir le large bande, il faut également développer le contenu local, et comment y arriver ? À travers la construction d’une infrastructure locale. Mais dans certains pays en développement ils veulent avoir un accès plus facile à l’achat de noms de domaines auprès des bureaux d’enregistrement, or ils doivent passer par une grande entreprise nord-américaine ou européenne, ce qui pose problème étant donné que dans le pays en développement tout le monde n’a pas de carte de crédit. Il faut y avoir plus de bureaux d’enregistrement et de registres pour les utilisateurs locaux. Si on attire des fournisseurs qui offrent, en plus du DNS, des services comme l’hébergement, cela permet de réduire les coûts de l’hébergement de contenu local – on met en place un environnement favorable à cela. Il est également possible de suivre un autre modèle commercial qui ne soit pas basé sur le profit, comme ces groupes qui veulent soutenir les peuples indigènes ou les minorités, qui créent une identité dans le domaine de haut-niveau. L’ICANN a un rôle à jouer en ce sens, pour rendre ces procédures plus accessibles financièrement et physiquement pour les pays en développement.

APCNouvelles : Cette approche basée sur les pays en développement dont vous parlez est-elle générale parmi les politiques et priorités de l’ICANN ou s’agit-il en fait de la perspective de la société civile ?

RD : En ce qui concerne la diversité pour les pays en développement, il s’agit-là d’une de nos valeurs. Jusque dans la charte qui définit notre mission et nos procédures de travail, on trouve l‘égalité et la diversité, la diversité de genre et la diversité régionale.

Mais peu de groupes de l’ICANN comportent une grande diversité parmi leurs membres. L’ICANN s’intéresse de plus en plus à cette question, en raison de la mondialisation ou de l’internationalisation de l’organisation. Nous nous intéressons également à la diversité des contextes et des opinions, puisque selon notre origine on peut avoir des opinions différentes sur la transition, qui est notre valeur. Nombre d’autres groupes de l’ICANN sont largement dominés par la propriété intellectuelle ou des intérêts purement commerciaux, surtout les organisations basées aux États-Unis et ce, pour des raisons historiques.

APCNouvelles : Que doivent faire les activistes de la société civile pour se joindre à l’ICANN ?

RD : Il y a des gens qui pensent qu’il suffit de se rendre aux réunions. Ce n’est pas une mauvaise chose de le faire, pour avoir un aperçu de ce qui se passe. Mais comme toute organisation, l’ICANN réalise la plus grande partie de son travail entre les sessions. Une fois le processus de politique entamé, on met en place un groupe de travail dont l’adhésion est ouverte à tous, si bien qu’il est toujours possible d’y participer.

Si vous allez dans un groupe de travail, vous aurez une idée des discussions, vous pourrez émettre des commentaires et influer sur la rédaction des rapports. Cela nécessite beaucoup d’observation et d’apprentissage. Mais il est important d’y être. La société civile devrait-elle être impliquée ou rester en dehors de cela ? Je ne peux pas répondre à cette question, mais ce qui est sûr c’est que si vous faites partie du groupe de travail, vous pourrez influer sur le contenu d’un rapport.

Je comprends que certains considèrent l’ICANN comme étant trop complexe et restreint, mais l’ICANN, en tant que décideur pour les politiques relatives aux noms de domaine et en tant que partie intégrante de l’infrastructure de l’internet, aura des répercussions importantes. Si votre ONG a des ressources limitées, il est possible de travailler avec nous et de ne participer que sur des sujets spécifiques. Ne venez pas avec l’idée de traiter tous les sujets qui vous intéressent, venez pour suivre ce qu’il se passe et parler des thèmes qui vous semblent les plus importants.

Pour consulter le site web de NCSG : ncsg.is

Pour les suivre sur Twitter : @NCSG_ICANN

 

 



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